CSKA Moscou
Chapitre III - les héritiers déshérités
Chapitre précédent (La révolution permanente)
Depuis son éviction et sa mise au ban qui ne sont plus qu'un lointain souvenir, Anatoli Tarasov a su réaffirmer son autorité. Il a mis en place une véritable machine de guerre au sein du CSKA Moscou, qui écrase la concurrence mais développe une concurrence interne inégalée où des jeunes générations chassent vite des vétérans pas si âgés. Mais la saison 1968/69 réservera deux mauvaises surprises au patriarche du hockey soviétique.
En décembre 1968, Anatoli Tarasov fête son cinquantième anniversaire lors d'un match à domicile face à l'Avtomobilist Sverdlovsk, un adversaire monté en élite un an plus tôt et présumé facile. Les joueurs du CSKA jouent à leur niveau habituel, ils passent l'essentiel du match dans la zone offensive, mais rien ne leur réussit ce soir-là. À 0-5 pour les visiteurs, des spectateurs plaisantent que la rencontre devrait se terminer là puisque le score au tableau d'affichage ("5 0") reflète l'âge de l'entraîneur. Tarasov ne goûte pas du tout la plaisanterie, il vit cet anniversaire gâché comme une humiliation. En troisième période, il quitte le banc de son équipe, une "désertion" unique dans sa carrière. Il ne veut pas voir ça. Le match se termine par un cinglant 0-6.
Les éclipses de Tarasov
Le CSKA vit donc une saison plus difficile. Il est au coude-à-coude avec le Spartak. Ce duel de très haut niveau entre équipes magnifiques passionne le pays, et leur confrontation décisive est l'évènement sportif de l'année, qui réunit tous les pontes en tribune de la patinoire Loujniki. Parce qu'un but égalisateur à 2-2 est refusé au CSKA au motif que le chronomètre était écoulé depuis une seconde sans que personne n'ait entendu de signal dans une ambiance assourdissante, Tarasov maintient son équipe confinée au vestiaire et refuse de reprendre la troisième période tant que l'injustice ne sera pas réparée. Devenu tout-puissant dans son club, il a oublié qu'il existait quelqu'un de bien plus haut placé que lui : le plus haut dirigeant soviétique Leonid Brejnev. Le Secrétaire général du Comité Central, supporter du CSKA, exige que le match reprenne, et le staff du club militaire n'a d'autre choix que d'exécuter l'ordre transmis par le Ministre des sports.
L'équipe a perdu son élan dans cette interruption, encaisse un troisième but et s'incline. En lançant cet ultimatum qui s'est révélé être une erreur stratégique, Anatoli Tarasov a perdu plus que le titre, et il en concevra une grande amertume jusqu'à la fin de ses jours. En effet, en raison de son comportement, on lui retire alors le prestigieux ordre du mérite des entraîneurs de l'URSS, une véritable vexation pour celui qui est considéré comme le père du hockey soviétique.
Tarasov ne tarde pas à reprendre la voie du succès : il conduit le CSKA Moscou au premier succès d'une longue série en Coupe d'Europe - à laquelle les clubs soviétiques commencent à participer - et reprend le titre de champion national. Un retour au sommet qui s'appuie sur un gardien de 17 ans seulement propulsé comme le nouveau titulaire, Vladislav Tretiak. Jusqu'ici, ce poste était le seul point faible du club. Avec Tretiak, qui devient dès sa première saison le numéro 1 du pays, le CSKA dispose enfin d'un gardien intouchable. Il n'a donc jamais paru aussi fort dans tous les domaines.
C'est donc dans de bonnes conditions qu'Anatoli Tarasov laisse la main. Ce retrait a plusieurs motifs. Tarasov souhaite se consacrer à sa thèse académique, et il veut aussi s'épargner le stress du coaching. Il a en effet reçu des signaux d'alerte car il a été victime plusieurs fois d'arrêts cardiaques. La succession semble assurée : Boris Kulagin est en effet à la fois son assistant depuis dix ans et son disciple le plus loyal. Il s'inscrit dans la continuité et ne change absolument rien au régime d'entraînement toujours aussi dur, rebutant ceux qui espéraient un assouplissement. Mais il ne les dirige pas avec la même autorité.
Polupanov, le banni sans défense
Kulagin poursuit aussi la stratégie de son mentor en demandant à la vedette Anatoli Firsov d'encadrer deux joueurs de 19 ans, le centre Vyacheslav Anisin et Aleksandr Bodunov. Mais l'expérience ne fonctionne pas et Kulagin teste de nombreuses combinaisons sans trouver la bonne formule. Les résultats ne sont pas au rendez-vous. Après 17 matches, mi-novembre, le CSKA a déjà 10 points de retard sur le Dynamo encore invaincu. Il y a urgence. La direction du club rappelle alors Tarasov à la rescousse. Celui-ci est impitoyable envers son fidèle ancien assistant et le sermonne pour avoir "conduit à la ruine une si glorieuse équipe en changeant sans cesse ses lignes". Même ceux qu'il tient en haute estime peuvent donc être victime du courroux de Tarasov. Celui-ci s'assure que les charges d'entraînement sont suivies. Pas question de s'incliner devant le Dynamo du collègue et rival Chernyshev : le CSKA termine ce championnat 1970/71 avec 7 points d'avance.
Cette remontée triomphale est toutefois obscurcie par l'exclusion de Viktor Polupanov, 25 ans à peine : le centre de la ligne-vedette des cinq dernières années (aux côtés de Firsov et Vikulov) est entré en conflit avec Tarasov pour cause de "violation du régime". Tout le monde sait ce que recouvre cette dénomination officielle dans la grande majorité des cas : l'alcool. En tant que soldat - comme tous les joueurs du CSKA - Polupanov est convoqué devant un tribunal pour officiers, où il est privé d'un de ses galons et viré du CSKA. Il s'avouera très déçu qu'aucun de ses coéquipiers n'ait dit un mot pour le défendre, alors que selon lui il ne buvait pas plus que les autres. Le seul qui plaidera sa cause est un joueur du Spartak, Evgeni Paladiev, lors d'une réunion de l'équipe nationale. Tarasov le rabrouera aussitôt en ces termes : "nous n'avons pas besoin d'avocats, camarade Paladiev, en équipe nationale d'Union soviétique !"
Le banni Polupanov passera deux mois dans un détachement de conscrits à Pechora, ville construite par des prisonniers du goulag (le camp a fermé depuis douze ans). Près du cercle polaire, par des températures arctiques, il participe à assembler les bûches de bois pour les transporter sur le fleuve. Il ira ensuite au Kazakhstan, à Ermak, entraîner l'équipe locale de hockey. C'est Boris Kulagin, embauché aux Krylia Sovietov, qui lui redonnera sa chance, mais après une saison loin du haut niveau, il ne retrouvera pas sa vitesse de démarrage d'antan. Un triste destin, un de plus dans le hockey soviétique ? Polupanov, qui suivra lui-même une formation d'entraîneur, ne vivra pas de rancoeur et se rendra chaque année à la fin de sa vie à la cérémonie annuelle d'hommage sur la tombe de Tarasov, qu'il considère malgré leurs dissensions comme un entraîneur d'exception sans équivalent, un homme que l'on pouvait appeler pour un conseil à toute heure du jour ou de la nuit.
L'expérimentation la plus osée
Anatoli Tarasov ne fait pas que remodeler les lignes sans Polupanov avant la saison 1971/72. Il ne le remplace pas poste pour poste par un centre, mais remet au contraire en place "le système" utilisé cinq ans plus tôt. Le rôle de Ragulin n'a pas changé dans l'intervalle : il est toujours le stoppeur, chargé d'utiliser son quintal pour garder l'enclave. En revanche, le vétéran Firsov, qui vient de passer la trentaine, est désormais (avec Tsygankov) l'un des deux "demis", qui doit construire le jeu en phase offensive mais aussi travailler dans les coins en phase défensive. Il n'est donc plus un des deux ailiers comme dans sa jeunesse. Aux côtés de Vladimir Vikulov, l'espace offensif est partagé avec le jeune numéro 17, Valeri Kharlamov.
Ce pari est encore plus osé de la part de Tarasov que celui de 1966 en raison du moment choisi : il intervient en effet à l'orée d'une saison olympique, à quelques mois des JO de Sapporo. Il bouleverse d'un coup les deux lignes majeures de l'équipe. Cela fait trois ans que le trio Kharlamov-Petrov-Mikhailov monte en puissance. Il est devenu le plus prolifique du championnat soviétique. Vladimir Petrov et Boris Mikaïlov sont terriblement vexés : ils ont accueilli et formé le jeune Kharlamov, et maintenant qu'il est devenu l'attaquant le plus redouté de Russie, voilà qu'on brise leur ligne. Ils essaient à maintes reprises de persuader le coach de ne pas casser leur trio, mais Tarasov se montre inflexible. Il se rend compte que les deux joueurs restent insatisfaits, mais il finit par trouver les mots pour en appeler à leur orgueil : "Avec votre expérience, votre talent, votre aptitude au travail, votre bienveillance envers les jeunes, vous ne seriez pas capables de faire grandir un nouveau Kharlamov ? Tout est entre vos mains."
Le pari est une réussite : Mikhailov et Petrov révèlent sous un nouveau jour le jeune partenaire qui leur a été assigné, Yuri Blinov. Quant à Kharlamov, il prend une autre dimension et étend encore la palette de son jeu. Ces deux lignes très fortes permettent au CSKA de dominer le championnat d'URSS, et elles apportent aussi la médaille d'or olympique. Mais ce séjour au Japon met fin au mandat de Tarasov en équipe nationale. Tout d'abord, il a accepté que les joueurs soient payés pour deux matches d'exhibition avant le tournoi, alors qu'on lui avait explicitement ordonné de ne pas recevoir cet argent d'un pays étranger capitaliste. Ensuite, il refuse la consigne de "concéder" un match nul à la Tchécoslovaquie au dernier match pour permettre à celle-ci de prendre la médaille d'argent devant les États-Unis. Sur ce point, Tarasov et Chernyshev sont absolument sur la même longueur d'onde : hors de question de se livrer au moindre arrangement. Au retour à Moscou, les joueurs champions olympiques se voient remettre l'Ordre de Lénine, mais pas les deux entraîneurs. C'est une sanction sévère pour Tarasov, très attaché à ces décorations qui jouissent d'un grand prestige dans le monde soviétique.
Pendant que Bobrov prend en main la sélection nationale, Tarasov ne s'occupe plus que du CSKA Moscou. Il le conduit à un nouveau titre en 1973, avec un trio Kharlamov-Petrov-Mikhailov. Mais en 1974, le CSKA, affaibli défensivement par la retraite de Ragulin, s'incline face aux Krylia Sovietov, entraînés par Boris Kulagin. C'est sur cette défaite contre son ancien adjoint que s'achève pour de bon la carrière dans le hockey d'Anatoli Tarasov, après 27 ans aux commandes du club (hormis deux brefs intermèdes de quelques mois). Il deviendra alors pendant un an entraîneur du... CSKA-football, mais ce retour dans son sport de jeunesse tournera court après une médiocre treizième place en championnat.
Loktev, le successeur trop insoumis
Tarasov a adoubé son successeur : Konstantin Loktev, son assistant, est le seul qui trouve grâce à ses yeux. Les autres sont trop mous, ou n'ont pas la connaissance du jeu requise. Tarasov ne voit qu'un défaut à Loktev, car on reconnaît mieux chez les autres ses propres défauts : l'insoumission à l'autorité. Comme joueur, déjà, il était obstiné et ne se laissait jamais intimider. Mais la pression politique est un facteur plus difficile à gérer.
Pour éviter les erreurs commises avant lui par Kulagin, Loktev ne veut pas qu'on le considère - selon sa propre expression - comme un "petit Tarasov". Il a un avantage, il est plus jeune et ses souvenirs de joueurs sont encore frais dans sa mémoire. Il sait comment ses hommes réagissent, ce qu'il pensait à leur place. C'est un atout qu'il utilise pour les convaincre. À la différence de Tarasov, il ne cherche pas le conflit et n'en crée pas pour arriver à ses fins. Il défend néanmoins son point de vue avec obstination.
Ce caractère, il en fera preuve lors de la première tournée des clubs soviétiques en Amérique du Nord, autour du Nouvel An 1976. Le CSKA y remporte deux victoires contre les Rangers (7-3) et les Bruins (5-2), ainsi qu'un match nul dans un match de légende chez les Canadiens de Montréal (3-3). Mais la dernière rencontre à Philadelphie frappe tout autant les esprits. Les Flyers sèment déjà la terreur en NHL et sont fidèles à leur réputation. Dave Schultz donne un coup de poing au visage de Mikhaïlov. Ed Van Impe, sortant du banc de la prison, fonce droit sur Kharlamov et le charge coude en avant en direction de la tête. Après cette agression, Loktev fait rentrer ses joueurs aux vestiaires. Le résultat n'a plus d'importance pour les Russes (la série est gagnée car les Krylia Sovietov ont gagné trois de leurs quatre rencontres dans le même temps), mais ils redoutent plus que tout une blessure d'un de leurs joueurs-clés à un mois des Jeux olympiques. Alan Eagleson et le président de la NHL Clarence Campbell doivent utiliser toute leur prestation pour que Loktev accepte que son équipe reprenne le jeu, à condition que les frontières du tolérable ne soient plus dépassées.
À son retour à Moscou, Konstantin Loktev est informé qu'il doit rencontrer Brejnev à une session du Comité Central du Parti communiste. Il prépare ses arguments face à celui qui avait ordonné à Tarasov de reprendre le jeu six ans plus tôt et s'attend à des remontrances pour avoir employé la même stratégie de confinement dans le vestiaire. Au contraire, Brejnev ne lui demande pourquoi il a renvoyé son équipe au vestiaire, mais pourquoi il a accepté de revenir sur la glace au lieu de plier bagages pour rentrer en URSS. Pris au dépourvu, Loktev renvoie le palet à l'envoyeur : il répond à Brejnev qu'il n'aurait eu qu'à passer un coup de téléphone à Philadelphie pour lui ordonner de rester dans le vestiaire et qu'il l'aurait fait.
Pris entre deux feux, Loktev s'en est sorti. Cette capacité à répondre du tac au tac lui jouera des tours un an plus tard. En équipe nationale, il est l'assistant de Kulagin. Au dernier match du championnat du monde 1977 de Vienne, que les Soviétiques sont en train de perdre contre la Suède (ce qui les ferait terminer troisièmes et non premiers), le chef de la délégation, terrifié par le savon qui l'attend à son retour, fait irruption dans le vestiaire après deux tiers-temps pour contester les entraîneurs et démettre Kulagin avec effet immédiat. Il demande à Loktev de prendre sa place, mais celui-ci veut faire sortir l'intrus du vestiaire. C'est sur conseil de Kulagin, qui comprend bien ce qui se joue, qu'il obtempère.
En trois années à la tête du CSKA Moscou, Loktev a été champion en 1975 et 1977 et a perdu le titre de peu en 1976 (contre les Krylia Sovietov de Kulagin). Il n'a pas à rougir de son bilan, mais son attitude à Vienne lui coûte sa carrière. Il sera envoyé dans les "pays frères" comme entraîneur en Pologne puis en Bulgarie.
L'héritage du CSKA confié à un Capulet
En devenant le fournisseur de la majorité des joueurs de la Sbornaïa, le CSKA Moscou a lié son destin à celui de l'équipe nationale. Il subordonne du même coup ses décisions à un intérêt supérieur. Dorénavant, ce club dont Tarasov a bâti la philosophie et l'identité ne sera plus dirigé par un de ses disciples, un des nombreux anciens joueurs passés sous sa coupe, mais par un étranger. Pire encore, par un pur produit du Dynamo, le grand rival : Viktor Tikhonov, l'ancien adjoint de Chernyshev. Ce n'est pourtant un nom extrêmement renommé.
L'ascension de Tikhonov avait déjà eu des signes avant-coureurs. En septembre 1976, on lui avait confié provisoirement les clés de l'équipe nationale lors de la Coupe Canada, un tournoi face aux professionnels de NHL que l'URSS utilise pour des expérimentations avec beaucoup de titulaires absents. Le novice Tikhonov n'affiche pas de grandes ambitions et amène l'équipe soviétique à la troisième place, en dessous de ses standards habituels. Anatoli Tarasov aiguise sa plume pour livrer son analyse du tournoi à la Komsomolskaïa Pravda : "Viktor Tikhonov a fait du bon travail avec le Dynamo Riga. Ses méthodes étaient adaptées à des joueurs de niveau moyen. Pour améliorer le niveau de joueurs de première classe, toutefois, ses méthodes ne fonctionnent pas." Il est clair que Tarasov n'a aucune envie de voir Tikhonov s'installer de manière durable comme sélectionneur. Il préférait de beaucoup que Loktev prenne la suite. Mais après le Mondial de Vienne, les gêneurs Kulagin et Loktev sont envoyés à l'étranger. Tikhonov hérite de toutes les manettes, non seulement en équipe nationale mais aussi au CSKA, dont il pourra faire son club de base. Il a les pleins pouvoirs, et il en fera usage.
La décision a été prise au plus haut niveau politique. Les autorités ont été convaincues qu'il était urgent de restaurer le prestige de l'équipe nationale, qui vient de rater deux championnats du monde de suite après avoir gagné 12 des 13 éditions précédentes. Viktor Tikhonov est un homme de réseaux, tout aussi roublard que Tarasov, mais beaucoup plus froid. Il manifeste beaucoup moins de ses émotions, mais n'a pas son pareil pour arriver à ses fins. Le CSKA a un nouveau maître, qui se voit confier l'héritage sans faire partie de la famille. Personne n'imagine à quel point cet entraîneur dont on ne pense pas grand chose apposera sa propre empreinte sur l'histoire du club et en deviendra à son tour un symbole...
Marc Branchu
Chapitre suivant (Tikhonov, le règne absolu puis l'éclatement)