La série du siècle

 

Pour tous les Canadiens, 1972 est la date marquante de l'histoire du hockey sur glace, et la série qui a alors opposé le Canada à l'URSS est l'évènement sportif majeur de l'histoire du sport canadien. Pour la première fois, le berceau du hockey, le pays qui a donné à ce sport ses lettres de noblesse, vacillait. Les Canadiens étaient touchés en plein cœur, dans leur orgueil et leur fierté nationale, et ce dans le seul domaine où ils se croyaient invincibles : le hockey sur glace.

Depuis leur première apparition en championnat du monde, les Soviétiques y avaient tout raflé et y avaient établi une dynastie qui remplaçait la précédente domination des Canadiens. Mais pour ces derniers, ceci ne reflétait pas la vraie hiérarchie car ce n'était que du sport amateur, même si les Soviétiques étaient entretenus à plein temps, par exemple par l'armée. Les professionnels de la NHL, eux, n'avaient pas affronté cette menace de l'est. Dès 1954, les Canadiens avaient été si choqués d'avoir perdu leur titre que l'ambassadeur d'Union Soviétique à Ottawa avait reçu un télégramme indiquant que les Toronto Maple Leafs étaient prêts à se rendre à Moscou pour "promouvoir la bonne volonté internationale et donner à l'URSS l'opportunité de voir le hockey canadien à son meilleur." Cette hypothétique tournée avait fait parler la presse canadienne pendant une semaine... jusqu'à ce qu'elle se rendre compte que les dates proposées - début mai - étaient impossibles car il n'y avait alors aucune patinoire artificielle à Moscou, et donc pas de glace en cette période.

Il faudrait donc attendre 18 ans pour que le choc au sommet ait lieu... Le Canada s'était retiré des championnats du monde en 1970, faute d'avoir le droit d'aligner des joueurs de NHL. Ceux-ci étaient censés évoluer sur une autre planète, et être au moins une classe au-dessus des Soviétiques, comme cette série de huit matches, quatre en terre canadienne et quatre à Moscou, allait le prouver sans contestation possible. Elle ne ferait que confirmer ce que tout le monde savait déjà : inventeurs du jeu, les Canadiens en étaient les maîtres. Ils tenaient à le prouver en défiant l'URSS (même si, à cette époque, c'est la Tchécoslovaquie qui était championne du monde en titre).

Victoire 8-0 ou 7-1 ?

Les observateurs nord-américains étaient divisés en deux camps. D'une part, les optimistes, qui prédisaient une victoire canadienne par huit matches à zéro. C'est le cas de la plupart des journalistes américains, comme Fran Rosa, du Boston Globe, qui écrivait : "8-0 Canada - et ce sera également le score du premier match". En pleine guerre froide, tout autre pronostic aurait bien évidemment été mal vu. Et puis, d'autre part, il y avait les indécrottables pessimistes, qui avaient si peu confiance en leur équipe qu'ils la voyaient... à la rigueur perdre un match. Milt Dunnel, du Toronto Star, affirmait : "Le Canada gagnera à sa main : il pourrait perdre un match à Moscou. On va dire 7 à 1."

Chez les Soviétiques, l'esprit était différent et la soif de vaincre était grande, même s'ils étaient très nerveux. Mais les anciens de 54 avaient montré la voie. Vsevolod Bobrov était de ceux-là, et c'est justement lui qui avait été nommé entraîneur de l'équipe à la place d'Anatoli Tarasov : "Juste avant que notre équipe ne monte sur la glace pour le premier match à Montréal, j'ai raconté une histoire à nos joueurs. Notre première rencontre avec les Canadiens remontait aux championnats du monde de 1954. La veille du match, un journal publia une caricature qui me présentait assis à un pupitre comme un écolier face à un énorme Canadien debout au tableau qui m'expliquait le jeu de hockey. Ce dessin m'a rendu très furieux. Le lendemain, nous avons gagné 7-2. J'ai dit à nos joueurs de ne pas avoir peur. Et quand nous avons gagné, je me suis senti exactement comme en 1954."

Cette fois, cependant, l'obstacle est plus impressionnant. Ce n'est plus une sélection d'amateurs, mais tout ce que la NHL compte de stars qui est rassemblé : le meilleur gardien de la NHL (et donc du monde, l'implication était une évidence pour tout Nord-Américain qui se respecte) Ken Dryden, le buteur Paul Henderson, les centres Phil Esposito et Bobby Clarke, les frères Pete et Frank Mahovlich, le défenseur Brad Park, le légendaire Stan Mikita... Ne manquent à l'appel que l'excellent défenseur Bobby Orr, blessé au genou, et l'attaquant de tous les records Bobby Hull. Ce dernier avait alors rejoint la WHA, une ligue qui se posait alors en concurrente de la NHL, et celle-ci, partie prenante de l'organisation, ne voulait par conséquent pas de lui dans l'équipe. L'URSS est elle aussi privée de sa grande vedette de ces dernières années, Anatoli Firsov, pro-tarasovien et brouillé avec les nouveaux sélectionneurs.

Ces ridicules petits Russes

Que croyait donc cette escouade de Russes inconnus du public canadien, et qui n'étaient pas des foudres de guerre selon le rapport des envoyés spéciaux de la NHL, John McLellan et Bob Davidson, respectivement entraîneur et scout en chef des Toronto Maple Leafs, qui décrivaient plus ou moins l'exceptionnel gardien Vladislav Tretiak comme un manchot incapable d'arrêter le moindre palet ? Un jugement fondé sur la foi d'un match de préparation entre l'équipe nationale soviétique et le CSKA, où Tretiak avait encaissé neuf buts. En fait, c'était la veille de son mariage et il avait la tête ailleurs. Mais sa réputation est faite, et il est décrit comme le point faible de l'équipe par les joueurs canadiens. En lisant ces articles, Jacques Plante, le plus grand gardien de l'histoire de la NHL, le prend en pitié. Avant le premier match, il vient avec des traducteurs rencontrer ce gardien qui est censé courir au massacre pour lui expliquer les préférences des tireurs canadiens...

Les deux observateurs canadiens avaient passé une semaine à Moscou et vu deux rencontres, ne trouvant rien de bien intéressant à noter sur leurs unités spéciales, ce qu'on leur avait demandé d'observer en particulier. De leur côté, Chernyshev et Kulagin, envoyés de même au camp de l'équipe canadienne, noircissaient des piles de notes.

Les joueurs canadiens étaient allés observer les Soviétiques à l'entraînement la veille du premier match. En voyant leur équipement miteux, leurs patins usés, leurs casques (ceux-ci ne furent rendus obligatoires en NHL que dans les années 80), les stars de la NHL se mirent à glousser. Ces rires sont restés en travers de la gorge des Soviétiques. Anatoli Tarasov racontera aux journalistes canadiens : "C'était mon rêve de voir des joueurs professionnels. Vous êtes venus à nos entraînements et nous sommes venus aux vôtres, mais il y avait une différence. Vous avez regardé cinq minutes, et vous vous êtes moqués de nos joueurs. Je suis resté assis pendant vos entraînements, ensorcelé. Je n'ai jamais écrit autant et aussi vite. Cela m'a enchanté de vous voir rire de nous. Soit vous étiez trop suffisants et n'y portiez aucune attention, soit vous ne compreniez pas le type de hockey que nous jouions."

Pour le premier match de ce duel au sommet, on ne pouvait trouver meilleur endroit que le Forum de Montréal, le temple du hockey. Tout s'y passait comme prévu. Il ne fallut que trente petites secondes à Phil Esposito pour ouvrir la marque. Six minutes plus tard, Paul Henderson doublait déjà la mise et le Canada s'acheminait logiquement vers une victoire facile. Mais les Soviétiques avaient égalisé avant la pause. Deux buts de Valeri Kharlamov en deuxième période lançaient l'URSS vers un succès éclatant (7-3). Les attaquants canadiens apprenaient à connaître celui qu'ils considèreront vite comme le véritable meilleur gardien du monde, un certain Vladislav Tretiak. Le troisième gardien canadien Ed Johnston découvrait le prodige : "Quand nos gros gabarits ont commencé à tirer sur lui, j'ai pensé qu'il chercherait la porte du vestiaire. Je pensais qu'ils lui passeraient dessus. Bon dieu, il a seulement vingt ans et il nous fait ça." Les 18800 spectateurs, dont le Premier Ministre Pierre Trudeau, étaient abasourdis, comme le pays tout entier qui suivait la rencontre à la télévision. L'entraîneur Harry Sinden n'en revenait pas : "Nous étions assommés, absolument assommés. C'est à cause de la manière dont ils ont gagné. Avec vitesse, finesse, des charges solides, un gardien incroyable et, par-dessus tout, l'esprit d'équipe. Ils sont bons. Bons à quel point, reste à le savoir. Il y a encore sept matches à disputer, mais c'est une vraie compétition maintenant." Le pays se réveillait avec la gueule de bois. Les titres des journaux rappelaient en énormes caractères que ce n'était pas un cauchemar mais la terrible réalité. Le Canada avait perdu. Non seulement un match, mais sa fierté, son enfant chéri, son hockey sur glace.

Remettre les choses en place

Pour le deuxième match à Toronto, le Canada était cette fois parfaitement conscient de la valeur de son adversaire et bouleversa son équipe pour provoquer un déclic par rapport à la défaite de Montréal. Sinden remisa au placard la ligne Hadfield-Gilbert-Ratille, changea neuf joueurs et titularisa Tony Esposito dans les buts à la place de Dryden. Les choix s'avérèrent payants. Parmi les nouveaux arrivés, Serge Savard fit la plus forte impression. Il expliqua comment le Canada avait enfin décidé de renforcer sa défense : "Tout au long du camp d'entraînement, je ne pense pas que nous ayons assez mis l'accent sur la défense. Tout le temps, ce n'était que buts, buts, buts... De combien de buts allions-nous les battre ? Mais dans ce match, nous nous sommes mis à défendre." Cette deuxième rencontre bascule à la quarante-septième minute. Yakushev vient juste de réduire le score à 2-1 en supériorité numérique, et le Canada évolue toujours à 3 contre 5. Phil Esposito dégage son camp, mais Pete Mahovlich se met en tête de récupérer le palet au niveau de la ligne centrale et de partir en contre-attaque. Il se débarrasse d'un défenseur en feintant le slapshot et se retrouve seul face à Tretiak. D'une nouvelle feinte, il passe sur son revers et parvient à glisser la rondelle dans les filets au moment où il tombe sur le gardien russe. Deux minutes plus tard, le grand frère Frank Mahovlich ajoute un quatrième et dernier but.

La troisième rencontre, disputée à Winnipeg, part sur des bases identiques, et le Canada prend deux buts d'avance. Mais les Soviétiques montrent l'étendue de leur réservoir de grands joueurs en alignant pour la première fois la jeune ligne des Krylia Sovietov composée de Youri Lebedev, Vyacheslav Anissine et Aleksandr Bodunov. Ce bloc inscrit deux buts en fin de deux tiers-temps. Match nul 4-4. Les deux équipes sont de nouveau dos-à-dos, et les Soviétiques dévoilent décidément des ressources insoupçonnées.

La traversée du Canada se termine le 8 septembre sur la Côte Ouest, pour le quatrième match à Vancouver. Les Canadiens n'ont pas d'autre choix que de s'imposer pour prendre un léger avantage avant un déplacement certainement très périlleux en terre ennemie à Moscou. Pour ne rien arranger, leur meilleur défenseur Serge Savard est blessé au cuir chevelu et manque la rencontre. Deux buts de Mikhaïlov donnent rapidement l'avantage à l'URSS et le Canada ne pourra pas revenir. À la fin du match, le public exprima la rancœur ressentie par tous les Canadiens et siffla copieusement son équipe.

La révolte d'Esposito

Ces huées furent très mal prises par l'équipe canadienne, et Phil Esposito, excédé, encore haletant des efforts produits durant le match, tint alors un discours mémorable aux journalistes, expliquant que lui et ses coéquipiers se donnaient à 150 % et qu'ils ne pouvaient admettre de tels sifflets : "Nous faisons de notre mieux. Si les supporters à Moscou sifflent leurs joueurs, je reviendrai ici et je m'excuserai personnellement envers chacun, mais je ne pense pas que ça arrivera. Je ne pense vraiment pas."

Mené deux victoires à une (pour un nul) en quatre rencontres à domicile, le Canada était au plus bas. L'ailier Vic Hadfield, qui avait été laissé de côté, décida de rentrer chez lui. Les jeunes Richard Martin et Jocelyn Guivremont l'imitèrent. Mais l'équipe à la feuille d'érable, ressoudée par les déclarations d'Esposito, bénéficiait de deux semaines avant la deuxième partie de la série à Moscou et se prépara cette fois beaucoup plus sérieusement, disputant au passage des matches amicaux en Suède. Elle avait désormais compris la qualité de son adversaire, et il était hors de question de présenter le même visage.

Et effectivement, les Canadiens parurent transfigurés au cinquième match. Ils menaient 3-0 à l'orée de la troisième période, maîtrisant parfaitement leur sujet. Auteur du troisième but, Paul Henderson s'écrasa contre la bande et resta quelques temps sans bouger. Les médecins et le staff lui conseillèrent de se reposer, mais il n'en tint aucun compte. Viktor Blinov venait juste de réduire le score, et, dès son retour sur la glace, Henderson redonna trois buts d'avance. Désormais, le vent semblait avoir tourné. Mais à dix minutes de la fin, Anissin et Shadrin marquèrent deux buts en huit secondes. Les Canadiens ne patinaient plus, les Soviétiques virevoltaient de nouveau. Les voilà qui égalisaient par Gusev et qui prenaient même un avantage déterminait grâce à Vikulov. Cette fin de match catastrophique semblait sonner le glas des derniers espoirs canadiens, qui devaient maintenant tabler sur un improbable revirement et sur trois victoires consécutives.

Il peut paraître paradoxal pour les Canadiens d'espérer revenir dans cette série alors qu'ils sont à l'extérieur, avec des arbitres européens et sur une grande glace, dont Sinden disait cependant qu'elle pouvait favoriser ses meilleurs patineurs comme Ellis, Cournoyer, Perreault et Henderson. Mais même s'ils doivent s'habituer à un pays étranger et à des hôtels dont le niveau de confort est bien inférieur à ce à quoi ils sont habitués, cela ne fait que renforcer leur cohésion. De plus, les Soviétiques, qui avaient affronté une atmosphère très hostile au Canada, n'ont pas de spectateurs aussi chauds. En effet, pour ce prestigieux évènement, le public moscovite est composé de dignitaires du parti, de ronds-de-cuir et autres privilégiés triés sur le volet. Si une des rencontres avaient été jouées en province, il en aurait sans nul doute été tout autrement... Mais les Canadiens n'auraient pas été ravis de quitter Moscou, déjà un sacré choc pour eux, et de s'enfoncer dans la Russie profonde. Les 3500 supporters canadiens qui avaient fait le voyage jusqu'à Moscou applaudirent les leurs après cette cinquième manche, et cela renforça encore le moral de leur équipe. Au lieu d'être démoralisés après cette défaite difficile à avaler et presque fatale, elle avait pris confiance en elle et savait qu'elle pouvait gagner malgré tout.

La série pouvait être pliée dès le sixième match, qui se déroula de façon très tendue. Mais le miracle se produisit : l'excellent jeu de puissance soviétique fut réduit au silence. Malgré dix-sept minutes d'avantage numérique, les Soviétiques ne marquèrent qu'un seul but en supériorité et que deux au total. Une série de trois buts en moins d'une minute et demie en deuxième période donna ainsi la victoire aux Canadiens. Pourtant, pour la première fois de la série, les Russes avaient plus tiré au but que leurs adversaires. Cette domination globale des Canadiens aux tirs est naturelle, l'école nord-américaine consistant à shooter sans attendre et non à chercher le mouvement parfait à l'européenne. Ken Dryden, rappelé pour la première fois depuis le premier match, fit une belle prestation, mais Tony Esposito retrouva néanmoins sa condition de titulaire lors de la rencontre suivante, la règle de l'alternance faisant ensuite rentrer Dryden dans le dernier match.

La honteuse mise hors course de Kharlamov

Valeri Kharlamov

Cette sixième rencontre fut marquée par un geste lourd de conséquences qui assombrit grandement la victoire canadienne. Un coup de crosse de Bobby Clarke fractura la cheville de Valeri Kharlamov. Ce dernier flairait le piège : "Je suis convaincu que Bobby Clarke était chargé de me faire sortir du jeu. Parfois, je me disais que c'était son seul but. Je regardait ses yeux furieux, je voyais sa crosse qu'il brandissait comme une épée, et je ne comprenais pas ce qu'il faisait. Cela n'avait rien à voir avec le hockey." L'histoire lui donna raison puisque Clarke révéla quelques années plus tard : "Je me souviens du discours de l'entraîneur-adjoint à l'issue du premier tiers-temps. Il n'arrêtait pas de répéter que quelqu'un allait devoir s'occuper de Kharlamov. J'ai regardé autour de moi dans les vestiaires, et j'ai réalisé que c'était de moi qu'il parlait."

Valeri Kharlamov était le meilleur joueur soviétique, et un des meilleurs hockeyeurs de tous les temps. Sans l'ailier-vedette, qui reviendrait au dernier match mais sans pouvoir jouer à son niveau habituel, la situation se compliquait sérieusement pour les Soviétiques. Les Canadiens étaient en effet en train d'inverser la tendance. Ils avaient compris que tout le jeu russe était fondé sur la vitesse d'exécution. En particulier, ils sortaient de leur zone très rapidement en une seule passe, et le Canada intensifia son fore-checking pour perturber cette relance soviétique. Le jeu physique nord-américain eut ainsi peu à peu raison du rythme de jeu infernal des Soviétiques. Ceux-ci savaient depuis le début que jouer un hockey collectif ultra-rapide était le seul moyen de battre des Canadiens meilleurs qu'eux en un contre un, mais leur créativité et leur capacité à penser plus vite que leurs adversaires étaient désormais mise à mal par les rudes mises en échec de Gary Bergman et consorts, des mises en échec auxquelles, malgré tous les progrès qu'ils avaient accomplis dans ce domaine, ils ne pouvaient être réellement habitués, car ce n'était pas dans leur culture.

Le septième match fut très serré et ne connut son dénouement qu'à deux minutes du terme sur un exploit individuel de Paul Henderson, qui se débarrassa de deux défenseurs et ficha le palet juste sous la transversale. Héros naissant, Henderson, un bon ailier qui n'avait cependant jamais été considéré comme une star en neuf ans de NHL, ne savait pas encore ce qui l'attendait...

Henderson, le héros de tout un pays

Les deux équipes étaient désormais à égalité et le vainqueur du huitième match remporterait la série. Des millions de Canadiens prennent un jour de congé pour l'occasion. Le pays tout entier est devant sa télévision, des postes sont amenés dans les écoles et les lycées et les études interrompues pour pouvoir suivre la rencontre. La suprématie du Canada dans son sport est en jeu, et elle semble bien mal en point après la deuxième période, alors que l'URSS mène 5-3. Pourtant, le calme règne dans les vestiaires canadiens. Les leaders croient encore en la victoire. Dès la reprise, Phil Esposito le prouve en réduisant le score. À sept minutes de la fin, Cournoyer égalise mais la lampe du juge de but ne s'allume pas. Palabres et discussions s'ensuivent, mais le but est finalement validé. Cette série se terminera-t-elle donc sur un résultat nul ? Celui-ci équivaudrait à une défaite pour l'image de la NHL, si sûre de sa force. Les Soviétiques le considèreraient d'ailleurs comme une victoire, puisque la différence de buts serait alors en leur faveur.

C'était compter sans Paul Henderson. À trente-quatre petites secondes du terme, il se retrouve face à Tretiak. Ce dernier repousse le premier tir, mais Henderson prend le rebond, et son nom entre alors dans la légende du sport canadien et dans la mémoire collective de tout un peuple. Il raconte : "Je me suis retrouvé avec le palet en face des cages. Tretiak a fait un arrêt et le palet m'est revenu droit dessus. Il y avait un espace sous lui, alors j'y ai engouffré le palet. Quand je l'ai vu rentrer, je suis devenu dingue." Sur la glace à ce moment fatidique, le centre Vladimir Shadrin se souviendra : "Depuis cet instant, il n'y a pas un jour où je ne pense pas à ce qui s'est passé, à la chaîne complète des évènements. Henderson dit que Dieu l'a aidé, mais je pense qu'il y avait plus que ça. Nous avons fait des erreurs. Vassiliev avait le palet, puis il est allé comme un aimant vers le joueur canadien. Un millier de coïncidences ont abouti à cela."

À l'issue de cette confrontation au sommet, les deux équipes peuvent repartir satisfaites : les Canadiens parce que leur rang et leur honneur est sauf, et les Soviétiques parce qu'ils ont prouvé qu'ils n'avaient rien à envier aux professionnels nord-américains. Les joueurs russes rumineront tout de même longtemps cette défaite. Certains estimeront qu'ils n'auraient jamais perdu si Anatoli Tarasov avait encore été leur entraîneur. Il imposait en effet une discipline très stricte, au contraire de ses successeurs, Vsevolod Bobrov et Boris Kulagin, qui avaient une mentalité complètement opposée et avaient une approche individuelle de chaque joueur. L'ancien attaquant Bobrov était partisan de laisser plus de liberté aux joueurs. À Moscou, alors qu'il ne suffisait plus que d'une victoire en trois rencontres à jouer, il les laissa ainsi rentrer voir leurs familles, alors que toute la culture collective tarasovienne consistait à maintenir les joueurs au camp de base afin qu'ils n'aient aucune distraction qui puisse les détourner de leur objectif, la victoire. Beaucoup de joueurs, Tretiak, Blinov et Mishakov entre autres, affirmeront qu'avec Tarasov et Chernyshev aux commandes l'équipe ne se serait jamais fait remonter ainsi.

Les Esposito, Henderson et consorts ont tous fait leur entrée au Hall of Fame. Les vainqueurs de 1972 sont considérés par les Canadiens comme des joueurs de légende dont le nom restera gravé dans l'histoire du hockey sur glace. Ils ont été élus "équipe du siècle". Mais tout cela ne tient qu'à un petit but, et à trente-quatre secondes près. Qu'en aurait-il été si Henderson n'avait pas marqué ?

Marc Branchu

 

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