CSKA Moscou

Chapitre II - la révolution permanente

 

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Anatoli Tarasov, l'homme qui a bâti les fondations du CSKA, a été renvoyé et vilipendé comme un dictateur ayant perdu toute sensibilité humaine. Il reprendra pourtant son poste et deviendra le patriarche respecté et le prescripteur du jeu soviétique, ainsi que le plus grand innovateur de l'histoire du hockey. Voici comment il a réussi cette réhabilitation.

Evgeny Babich est nommé à la tête du CSKA Moscou avant la saison 1961/62. C'est un autre membre éminent de la première génération des hockeyeurs soviétiques. C'est lui qu'Anatoli Tarasov citait en exemple comme l'archétype du joueur collectif : l'ex-entraîneur aimait mettre en exergue cet homme qui préférait toujours la passe pour exprimer le contraste avec son partenaire de ligne Bobrov, dont l'individualisme lui plaisait moins. Malgré son admiration pour cet hockeyeur idéal, Tarasov ne fera aucun cadeau à son ancien protégé quand il s'agira de récupérer sa place...

Malgré son expérience préalable de coach de l'équipe du CSKA de bandy, Evgeni Babich est en difficulté dès ses premières rencontres officielles à la tête de la section de hockey. Le CSKA ne gagne aucun des matchs aller contre les quatre équipes moscovites, qui sont ses principales concurrentes : il fait match nul contre les Krylia Sovietov et perd contre les autres, dont un 5-14 dévastateur face au Dynamo. Un résultat qui provoque le renvoi immédiat de Babich... et le rappel de Tarasov, dont la disgrâce aura duré à peine plus d'une année ! Beaucoup supposent que les vétérans du CSKA ont volontairement "lâché" le match pour provoquer cette décision.

Influence jusqu'au sein des couples

Si Anatoli Tarasov avait été renvoyé l'année précédente par la rébellion de ses joueurs, il a quand même su garder ses réseaux au sein même du vestiaire. Car l'image qui lui a été collée lors de sa "destitution", celle d'un dictateur gouvernant par la terreur, est très réductrice. Si le pouvoir de Tarasov avait des aspects totalitaires, ils étaient plus subtils. Il est en effet un homme d'influence, charmeur, roué et manipulateur. Tous ceux qui l'ont côtoyé décrivent un homme charismatique avec une grande force de conviction, qui n'avait pas son pareil pour tirer les ficelles et pour faire passer ses idées et ses projets. Il savait utiliser des paroles fortes, des phrases évocatrices, et savait manier les arguments et le débat.

Cette influence dépassait le cadre normal d'un groupe sportif. Tarasov avait ainsi institué le "conseil des femmes de hockeyeurs", qu'il réunissait périodiquement pour faire passer des messages. Il y promettait aux épouses de nouveaux manteaux de fourrure si leurs maris suivaient sans rechigner l'entraînement préconisé. Un homme ne laissa pas faire : Ivan Tregubov, surnommé "Ivan le Terrible", un joueur aussi endurant et fort physiquement que subtil et dont Bobrov rappelle avec amusement dans ses mémoires qu'il s'adressait aux attaquants adverses avec une menace humoristique ("celui qui patine vite, je lui casse la jambe"). Ce défenseur courageux l'était tout autant dans ses relations avec son coach. Comme sur la glace, il ne se laissait jamais faire. Tarasov essaya d'utiliser sa femme Olga pour mieux le contrôler, mais Tregubov répondit qu'il était maître en sa maison et que l'autorité du coach s'arrêtait à la porte de son foyer.

Ce rebelle qui avait exprimé son insatisfaction par rapport aux charges d'entraînement était une épine dans le pied pour Tarasov. Une épine qu'il fallait ôter. Après un match de championnat gagné à Omsk, Tregubov en donna le prétexte en fêtant la victoire dans un restaurant. Sitôt vidé son premier verre de cognac - sa boisson favorite - le défenseur vit Tarasov faire irruption et lui infliger une humiliation publique avec un discours de réprimande ponctué de l'annonce de son renvoi immédiat. Au retour à Moscou, il en avertit les autorités du club. Meilleur défenseur du Mondial 1961 quelques mois plus tôt, Tregubov paraissait intouchable. Mais après cet incident, plus personne ne pouvait contredire Tarasov. Ce joueur qui avait contribué à toutes les grandes victoires du CSKA et de l'équipe nationale fut obligé de boire le calice jusqu'à la lie. Suspendu, il dut rendre tout l'équipement confié par le club, jusqu'à ses sous-vêtements et au maillot de corps. La saison suivante, il fut envoyé dans un club militaire périphérique (le SKA Kuybyshev) et termina sa carrière dans l'anonymat.

Ce renvoi en cours de saison de son meilleur arrière - même s'il a peut-être manqué dans la conquête du titre puisque le CSKA ne termine que troisième - rendait l'autorité de Tarasov incontestable. À l'intersaison, il poursuit sa revanche. Il purge l'équipe de tous ceux qu'il perçoit comme des rebelles impliqués dans son départ. Il se débarrasse de Vladimir Kiselyov, le deuxième meilleur buteur de l'équipe, qui part au Dynamo, et du défenseur international Henrik Sidorenkov, qui avait lui aussi participé à tous les succès de l'URSS et qui est envoyé au SKA Leningrad.

Règlement de comptes par le biais du cinéma

Anatoli Tarasov sort ainsi renforcé de sa brève éviction du CSKA. Il n'a désormais plus de contre-pouvoir et en profite pour se défaire des derniers anciens et disposer ainsi d'une nouvelle génération qui lui soit entièrement redevable. Le dernier représentant de la vieille garde qu'il pousse dehors est Nikolaï Sologubov, qui atteint l'âge respectable de 40 ans. C'était le dernier qui pouvait encore s'opposer à lui. L'ancien capitaine Sologubov a été élu trois fois meilleur défenseur des championnats du monde (un record), Tregubov deux fois. En raison des deux syllabes similaires à la fin de leurs deux noms, les deux arrières ont parfois été surnommés les "frères Gubov". Un de leurs amis, Yuri Trifonov, est scénariste de cinéma...

Comme par hasard, un film baptisé Hokkeyisti (Hockeyeurs) est tourné fin 1964 - juste après la mise à l'écart de Sologubov - et sort en salles en février 1965. Le scénario, signé Trifonov, a pour héros un joueur baptisé Anatoli Duganov (Gubanov dans une première version trop transparente du scénario), une réminiscence des frères Gubov affublé - comme un pied-de-nez - du prénom de Tarasov... Il va se heurter à un entraîneur qui arrive dans l'équipe et qui s'appelle Vasili Efremovich Lashkov. On retrouve là le prénom Vassili du fils Staline. Quant au nom patriarcal qui trahit le prénom juif du père (Efrem), comme par hasard pour le rôme du méchant, on y verra un signe de l'antisémitisme en Union soviétique.

Le scénario ? Le nouveau venu veut mettre au rebut l'ensemble de son premier trio pour faire place aux jeunes, alors même que l'équipe est déjà la meilleure du pays. Le capitaine Duganov, 30 ans, se bat pour défendre la longévité sportive des "vieux". Il n'hésite pas à dire ses quatre vérités au coach indélicat : "Vous êtes bien sûr un entraîneur formidable, un vrai expert du hockey, mais vous n'aimez pas les gens." Une phrase que Tregubov aurait peut-être prononcée dans la vraie vie face à Tarasov... Comme c'est du cinéma, et même si on n'est pas à Hollywood mais chez les studios Mosfilm, l'entraîneur finit par céder et par envoyer sur la glace le trio qu'il clouait sur le banc et qui retourne la situation dans le match décisif. Les joueurs remportent donc le conflit à la fin. Hormis le happy end, toute ressemblance avec des personnages ayant réellement existé n'est évidement pas fortuite...

Ce film qui dévoile les coulisses du hockey soviétique est distribué à l'international, en particulier en Finlande et en Allemagne de l'Est. Un fait amusant à propos de ce film est que deux membres éminents du staff du Dynamo y apparaissent au générique à titre de consultants : Arkady Chernyshev et son tout nouvel adjoint qui débute dans la carrière d'entraîneur, un certain Viktor Tikhonov, dont on reparlera plus tard. Voilà qui ne va pas calmer la rivalité entre CSKA et Dynamo !

Les ennemis doivent travailler ensemble

Pourtant, les rivaux Arkadi Chernyshev et Anatoli Tarasov sont bien obligés de collaborer. Depuis 1963, alors qu'ils avaient entraîné l'équipe nationale chacun leur tour, on leur a imposé de travailler ensemble (photo ci-contre). Les dirigeants soviétiques veulent qu'ils apportent chacun leurs qualités. Le défaut de Tarasov était de ne pas faire de coaching, il était tellement fixé sur son idée du jeu qu'il se refusait à la changer selon le déroulement du match. Chernyshev obtient donc d'être nommé entraîneur principal et de s'occuper de la composition de l'équipe et de la tactique employée. Tarasov n'est que son adjoint, même s'il est responsable de l'entraînement et de la préparation physique. Le duo apparaît complémentaire tant les deux hommes sont différents. Chernyshev est plus "démocrate" et s'applique à maintenir une bonne atmosphère dans l'équipe, sans jamais chercher à imposer ses vues. Tarasov est diplomate et ses paroles sont mûrement réfléchies, mais il tient à arriver à ses fins et chacun sait à quel point il peut être redoutable quand on le met en colère.

Chernyshev laisse rapidement à Tarasov le travail sur la glace à l'entraînement, en se contentant de suivre la séance depuis le banc. Tarasov est dans son élément. Il ne va évidemment pas se contenter d'être le préparateur physique de l'équipe. Il n'a pas abandonné ses exigences de travail mais il est toujours à la recherche d'innovations pour trouver la méthode la plus adaptée au hockey. Il n'est plus question de lever des poids assis ou en développé-couché. Tous les exercices qu'il propose sont fatigants, mais ils sont variés et toujours en mouvement. Tarasov invente ainsi l'entraînement sur glace avec des ceintures d'acier de 10 à 12 kg. Forcément, lorsque les hockeyeurs se remettent ensuite à patiner sans ce handicap, ils se sentent soudain tellement plus légers qu'ils ont l'impression d'aller plus vite sur la glace !

À partir de son premier livre de tactique en 1963, et avec des publications de plus en plus fréquentes, Tarasov gagne définitivement le statut de théoricien majeur - voire unique - du hockey soviétique. S'il a étudié dans sa jeunesse à la Haute École des Entraîneurs de l'Institut d'éducation physique de Moscou, il n'a pourtant rien d'un érudit. Il lit relativement peu. Il ne cherche pas la vérité du hockey dans les livres, mais au contraire il les écrit en se fiant à ses instincts. Il est essentiellement ce dont ce sport qui vient à peine de naître en Russie a besoin : un autodidacte.

Dans le hockey prôné par Chernyshev, chacun reste dans son rôle. Les défenseurs doivent garder leur ligne bleue, les ailiers ont peu de responsabilités au repli défensif. Ces principes sont similaires à ce qui se pratique en NHL. Tarasov défend pour sa part un hockey total : attaquer à 5, défendre à 5, ces principes alors totalement innovants monde feront école dans le monde entier. Ce n'était pas un homme de système, qui demande de répéter des schémas tactiques. Un jour, il défie ses joueurs qui reviennent au banc : "Vous êtes quoi, des robots ? Vous êtes des artistes, des artistes ! Vous connaissez tout. Introduisez dans votre jeu votre touche personnelle. C'est plus que de la technique !" Il incite ses hommes à toujours chercher à s'améliorer pour qu'ils puissent improviser dans le schéma de jeu donné.

Abolition des schémas immuables du hockey

En termes de systèmes, Anatoli Tarasov va innover de manière plus radicale qu'aucun autre entraîneur au monde. Il va tout simplement remettre en cause le principe qui existe depuis que l'on joue au hockey à cinq joueurs, et selon lequel ceux-ci sont divisés en deux défenseurs et trois attaquants. Le CSKA Moscou est un terrain de jeu idéal pour l'expérimentation tactique. Au milieu des années soixante, il gagne 90% de ses matches et est absolument sans rival en championnat.

En 1965/66, Anatoli Tarasov y met en place un schéma de ce jeu totalement nouveau. Il crée le poste de "demi", en anglais "halfback" (littéralement "demi-arrière"). Il s'agit d'une terminologie de football, et cela n'a rien d'un hasard car c'est précisément le poste qu'occupait Tarasov lui-même quand il jouait au football. Ce poste de demi était occupé par trois joueurs (ou deux) qui étaient juste devant les deux (ou trois) véritables arrières dans les premiers systèmes utilisés dans le football avant-guerre, la pyramide (2-3-5) puis le WM (3-2-5 ou 3-2-2-3). Le terme disparaîtra progressivement du vocabulaire footballistique au profit de "milieu de terrain" (midfield), poste effectivement bien plus médian que le poste originel de demi, qui correspondait à des stratégies avec beaucoup plus de joueurs à vocation offensive.

La nouvelle tactique sera appelée au sein du CSKA "le système". Un terme qui peut paraître générique mais qui a une signification bien précise. Quand Tarasov criera "sistema" depuis le banc, chaque joueur saura ce que ça signifie. Pour expérimenter ce nouveau plan de jeu, l'entraîneur utilise les joueurs de la troisième ligne : ce ne sont pas les plus techniques ni les plus créatifs, mais ils se distinguent en revanche par une condition physique irréprochable. Les attaquants Yuri Moiseev, Evgeny Mishakov et Anatoli Ionov forment en effet la ligne la plus rapide du pays. Les ailiers sont prêts à déchirer les lignes adverses par leur vitesse. Un des attaquants - d'abord Mishakov puis à mi-saison Ionov - occupe le poste de demi aux côtés d'Igor Romishevsky : ces deux joueurs ont un rôle similaire et peuvent tous deux aussi bien se connecter à l'attaque, ce qui déroute l'adversaire. Il n'y a qu'un seul vrai défenseur, Zaitsev, qui a pour charge de garder la zone défensive et l'enclave.

Ce "système" est celui qui sera qualifié plus de deux décennies plus tard de "Torpedo" par Hardy Nilsson à Djurgården et en équipe de Suède, puis par Pierre Pagé à Salzbourg. S'il paraîtra encore innovant plus de trente ans après, on peut imaginer combien il l'était à l'époque. Vsevolod Bobrov a fait observer que ce système lui faisait penser à la guérilla : des actions audacieuses, subites, imprévisibles, éloignées des stratégies militaires classiques. L'année suivante, Tarasov fait pratiquer cette nouvelle organisation à son cinq majeur (Ragulin / Ivanov - Polupanov / Vikulov - Firsov) et il survole la compétition comme jamais aux championnats du monde. Les équipes adverses sont totalement désarmées et incapables de s'adapter à ces schémas nouveaux. Même si Chernyshev est censé être le chef tactique, c'est donc bien Tarasov qui a introduit ses innovations en équipe nationale avec le CSKA pour base arrière.

Le renouvellement permanent

Le succès de la ligne de Polupanov est une double consécration pour Tarasov : celle de son "système" d'une part, mais aussi celle d'une ligne qu'il a composée. Lors de la "saison du changement" 1965/66, en même temps qu'il demandait à la troisième ligne de pratiquer une tactique révolutionnaire, il créait une deuxième ligne avec l'objectif de la propulser en équipe nationale. Il plaça Anatoli Firsov, alors déjà considéré comme un des meilleurs attaquants d'Europe, avec deux joueurs de 19 ans à peine : le puissant passeur Viktor Polupanov - qui doit alors abandonner le football qu'il pratiquait aussi à bon niveau au Dynamo - et le souple dribbleur Vladimir Vikulov - un hockeyeur pour une fois formé au CSKA et non pas recruté par conscription militaire. Ce pari audacieux illustre une des maximes de Tarasov, selon lequel les difficultés dans le changement de génération sont créées par les entraîneurs qui ne pensent pas à l'avenir.

Aucun entraîneur d'une équipe à succès ne peut se vanter d'avoir autant renouvelé et rajeuni son équipe que Tarasov, qui ne se repose jamais sur ses lauriers. Mais s'il promeut très vite la génération montante, cela signifie aussi qu'il pousse de plus en vite les vétérans vers la sortie. "Quand Tarasov vous prend dans ses bras, préparez-vous à être viré", murmure-t-on au sein du CSKA. Le meilleur trio d'Europe au milieu des années soixante, celui des exceptionnels techniciens Aleksandrov-Almetov-Loktev, va disparaître de la circulation de manière étonnamment rapide.

Konstantin Loktev donne d'abord raison à Tarasov d'avoir préparé l'avenir quand il prend l'initiative de se retirer en pleine gloire. Dans l'avion du retour du Mondial 1966 - où il a été élu meilleur attaquant, il annonce à ses coéquipiers qu'il a l'intention à 33 ans de prendre sa retraite pour accepter une proposition pour entraîner en Yougoslavie. Le problème est que les négociations pour ce contrat échouent. Loktev rentre au CSKA, mais sans avoir suivi le camp de préparation, il est impossible au vétéran de suivre le rythme. Ses coéquipiers s'étonnent qu'il soit revenu se soumettre aux charges d'entraînement infernales, mais il explique que les émotions du hockey lui manquent trop, qu'il envie les champions d'échecs dont la carrière est bien plus longue. Tarasov le prend alors comme adjoint. Le vide de Loktev n'est cependant pas entièrement comblé puisque le CSKA perd le titre 1967 face au Spartak entraîné par son ancienne star Vsevolod Bobrov.

Le centre Aleksandr Almetov, cerveau de la ligne mais aussi le meilleur joueur de l'équipe en infériorité numérique, prend alors sa retraite à seulement 27 ans. Il se dit fatigué des entraînements de Tarasov. Le dernier joueur du trio Venyamin Aleksandrov reste quelque temps avec de jeunes partenaires, notamment Petrov et Mikhailov mais il est remplacé en 1968 par Valeri Kharlamov sur une ligne qui deviendra encore plus légendaire dans la décennie suivante.

Les héros se succèdent à un rythme fou au sein d'un club qui va partir à la conquête de l'Europe et du monde. Mais il n'y a pas que les joueurs qui doivent un jour prendre leur retraite, les entraîneurs aussi. Les années glorieuses qui feront connaître le CSKA dans le monde entier seront aussi des années de changements, y compris sur le banc...

Marc Branchu

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