CSKA Moscou

Chapitre I - Une autorité sans contestation

 

Même si sa section de football se targue d'avoir trouvé son origine dès la période des Tsars en 1911 au sein d'un "club des adeptes du ski", le club omnisports de l'armée rouge a été fondé en 1923. Il incluait alors déjà parmi les disciplines pratiquées la seule forme de hockey alors connue en Russie, le bandy. Pour fêter le dixième anniversaire de la Révolution d'octobre, le conseil de la révolution décide de créer la Maison centrale de l'Armée rouge (Centralny dom krassnoy armiya, de ses initiales CDKA) qui ouvre en 1928 : ce lieu situé au centre de Moscou doit répondre aux besoins culturels des militaires et de leurs familles et comprend notamment un théâtre, un grand orchestre et un club d'échecs. Le sigle CDKA regroupe alors toutes les activités sportives de l'armée. Au gré des décisions ministérielles, il connaîtra plusieurs changements de dénomination, une grande habitude au sein des régimes communistes dans les années 1950. Il s'appellera brièvement CDSA (l'adjectif "rouge" ayant été remplacé par "soviétique"), puis CSK pour club sportif central, d'abord CSK-MO (MO pour Moskva Okrug, région de Moscou) puis CSKA, retrouvant la référence originelle à l'armée. Les autres clubs sportifs de l'armée, situés en province, s'appelleront donc simplement SKA, sans le "C" ou "Ts" de central (Tsentralny) réservé à celui de la capitale.

Un homme nouveau pour un sport nouveau

Après la Seconde Guerre mondiale, toutes les institutions soviétiques adoptent le hockey sur glace "canadien", celui qu'on pratique à l'étranger : l'URSS s'ouvre en effet à tous les sports olympiques, qui sont maintenant un instrument parmi d'autres de la propagande pour exploiter le prestige acquis par l'Union Soviétique grâce à son rôle-clé dans la défaite des nazis. Les sportifs sont alors polyvalents : ceux qui pratiquent déjà le football et le hockey avec balle s'initient au maniement du palet. Le club central de l'armée a comme premier entraîneur-joueur Pavel Korotkov, qui est le joueur le plus titré du pays dans le hockey russe, avec le Dynamo puis avec le CDKA qu'il vient de conduire à deux victoires en coupe, alors la seule compétition dans ce sport.

Mais le succès ne se transpose pas forcément d'un terrain de jeu à l'autre. Le CDKA est devancé, non pas par les Baltes qui pratiquaient déjà le hockey canadien, mais par le Dynamo Moscou de l'entraîneur-joueur Arkadi Chernyshev (32 ans). Même s'il avait une grande réputation de tacticien, notamment dans le football, Korotkov a alors 39 ans. Pour un nouveau sport, peut-être faut-il un homme nouveau. Anatoli Tarasov (28 ans) semble être celui qui a le mieux compris les subtilités du palet : l'entraîneur-joueur du VVS a en effet fini meilleur buteur du premier championnat... Il semble de plus doté d'une personnalité affirmée, car il n'a pas apprécié que le patron de son club Vassili Staline - le fils du dictateur - se mêle de lui dicter la composition de l'équipe.

Le CDKA engage donc Anatoli Tarasov... et devient aussitôt champion. Le nouvel entraîneur forme la meilleure ligne du championnat soviétique de hockey sur glace avec Evgeni Babich et Vsevolod Bobrov. C'est aussi l'âge d'or du club de football du CDKA, cinq fois champion en six ans entre 1946 et 1951. La réputation de l'Armée rouge est au plus haut dans cet immédiat après-guerre, pour ses sacrifices lors de la Seconde Guerre Mondiale. Mais pour autant, l'armée n'est pas la seule institution puissante dans le sport. Le puissant chef des services de sécurité Lavrenti Beria, fan de football, met son influence au service du Dynamo et dépouillera le CDKA de ses footballeurs. Vassili Staline, le patron du VVS, est plus amateur de hockey et engage Babich et Bobrov.

Lorsque l'équipe du VVS est décimée dans un accident d'avion en janvier 1950, Babich et Bobrov ne sont pas du voyage. Yuri Tarasov, le frère d'Anatoli, fait en revanche partie des victimes. C'est donc un entraîneur endeuillé qui conduit le CDKA à un troisième titre de suite, sans ses anciens partenaires d'attaque. Mais le fils Staline rebâtit une équipe et recrute le gardien du CDKA Grigori Mrtychan. Les efforts sont vains pour lutter contre cette armada toute puissante... qui est néanmoins dissoute du jour au lendemain à la mort du dictateur.

Le dictateur est mort, vive le dictateur !

Le premier trio offensif Babich-Bobrov-Shuvalov rejoint alors le CDSA et découvre que la vie n'y est pas si facile. L'omnipotent Vassili Staline était facile à amadouer pour qui savait le prendre, et la star Vsevolod Bobrov n'avait pas son pareil pour jouer de son charisme, mais il ne sert à rien de brosser dans le sens du poil Anatoli Tarasov : quand il s'agit de son équipe et de la stratégie, le dictateur, c'est lui. Son autorité ne se discute pas, ce qui fait sens dans un club militaire. L'impulsif Tarasov est particulièrement de mauvaise humeur en cas de défaite, et justement, en 1954, c'est le Dynamo Moscou qui est champion sous la conduite d'Anatoli Chernyshev. Or, quelques mois plus tôt, ce dernier a aussi été nommé entraîneur de l'équipe nationale. À force d'imposer des charges d'entraînement infernales et de punir les récalcitrants par des exercices supplémentaires, Tarasov a épuisé physiquement et moralement les joueurs au point d'inquiéter ses dirigeants. Le plus consensuel Chernyshev conduit donc l'Union Soviétique à la victoire aux Championnats du monde dès sa première participation. L'URSS écrase ses adversaires... avec une équipe dont 10 joueurs sur 17 sont issus du CSKA Moscou !

Tarasov a de quoi être envieux de voir "ses" joueurs accéder à la gloire ultime sans lui. La rivalité avec l'entraîneur qui l'a supplanté n'en sera que plus forte : dès lors, le CSKA abandonnera très rarement le titre national, et uniquement aux deux autres clubs de Moscou, les Krylia Sovietov ou le Spartak. Jamais plus Tarasov ne laissera le Dynamo de son rival Chernyshev redevenir champion ! La philosophie qu'il met en place au CSKA ne fait pas dans la demi-mesure : "Dans le sport, on ne peut pas s'arrêter. Quand les adversaires sont égaux, le résultat peut être aléatoire. Il est nécessaire d'être une tête au-dessus. C'est alors seulement qu'il est possible de vaincre, de détruire n'importe quel adversaire."

La domination totale, c'est une vision qui convient si bien à l'armée rouge. Ce sera la marque de fabrique du CSKA Moscou pendant toute la période soviétique. En 1960, quand le titre est décerné de manière exceptionnelle après une finale en trois manches, le CSKA - enfin sous ce nom-là - démolit le Dynamo 10-4, 5-0 et 5-1. Même s'il n'a pas d'adversaire à sa taille, il faut toujours que le CSKA s'améliore.

Anatoli Tarasov utilise pleinement pour cela la concurrence entre les joueurs, entre les lignes, quitte à volontairement créer des conflits, pour viser toujours plus haut. Il se défie des individualistes à la Bobrov et souhaite faire éclore une nouvelle génération qui se subordonnerait plus facilement à ses ordres. Il demande un dévouement total à ses méthodes, notamment quand il s'agit de se plier aux exercices. Anatoli Tarasov fait s'entraîner son club plus que les autres. Quand il reprend la tête de l'équipe nationale, les internationaux des autres clubs sont surpris des charges de travail qu'il leur impose, mais qui sont le quotidien des joueurs de CSKA. Ces derniers leur expliquent en habitués comment tricher un peu quand Tarasov a le dos tourné, car il est humainement impossible de se livrer à fond à tous les exercices qu'il demande.

Déstalinisation et détarasovisation

Alors qu'il a imposé sa domination sur le championnat national, Tarasov échoue à gagner avec la sélection soviétique. Des Mondiaux 1958 aux Jeux olympiques 1960, l'URSS connaît trois échecs consécutifs. Le gardien du CSKA Nikolaï Puchkov tirera ce bilan impitoyable de cette période : "L'idée de Tarasov de supériorité dans l'entraînement physique, qui avait précédemment porté ses fruits, s'est épuisée elle-même. Il a longtemps été convaincu que les joueurs pouvaient être conduits comme des chèvres. Si vous voulez gagner, disait-il, travaillez comme personne. Il ne disait pas comment ça finirait. Il ne disait pas qu'à 30 ans il jetterait une à une les déjà anciennes stars, pressées comme des citrons, et qu'elles ne seraient plus intéressées à rien d'autre que la vodka - ni le travail, ni les femmes, ni rien... Tarasov a pris les meilleurs joueurs de 18 à 29 ans qui avaient le niveau de l'équipe B et les a frénétiquement dirigés quatre fois par jour en croyant que nous écraserions tous les adversaires avec notre entraînement physique. Beaucoup sont passés sous ses ordres, peu ont survécu. Et ceux qui ont survécu avaient un avantage indéniable au début, au moins en Europe. Ici, il faut rendre son dû à Tarasov. Il n'a pas uniquement bâti la force physique des joueurs, mais les qualités spécifiquement requises au hockey, et les moyens qu'il utilisait étaient différents des autres... mais les adversaires ont appris de nous. Les Tchécoslovaques, les Suédois et même les Canadiens ont suivi nos entraînements avec intérêt, ils ont attentivement noté chaque exercice, et notre supériorité physique était pratiquement réduite à zéro lors de la saison 1959/1960."

Les mémoires de Puchkov ont été écrites a posteriori, et il admet lui-même qu'il n'avait pas le recul nécessaire pour émettre cette opinion sur le moment. Mais les voix dissidentes s'expriment de plus en plus ouvertement. L'échec olympique coûte évidemment à Anatoli Tarasov son poste d'entraîneur national. Mais surtout, en octobre 1960, juste avant le début de la nouvelle saison, il perd aussi sa place au sein du CSKA. Ses joueurs ont fini par se révolter contre leur maître étouffant. Même en Union soviétique, même dans une organisation affiliée à l'armée, le renversement d'un dictateur est donc possible... La connotation du mot "dictateur" est négative en ces années de déstalinisation (le corps de Staline sera retirée du Mausolée de Lénine sur la Place rouge en 1961). Derrière son dos, Tarasov est parfois appelé le "Staline du hockey".

La condamnation des méthodes de Tarasov n'est donc pas seulement exprimée sous le boisseau, elle est publique et elle vient d'en haut. C'est un des dirigeants membres du comité de la fédération soviétique de hockey qui signe un article paru dans la Komsomolskaïa Pravda du 10 janvier 1961 : "Depuis plusieurs années, les relations au sein de l'équipe [du CSKA] se sont dégradées, ou plus précisément, les relations entre l'entraîneur Anatoli Tarasov et les joueurs. Et voici ce à quoi cela a conduit : le jeu de l'équipe s'est éteint et l'entraîneur a été forcé de partir. Le nom d'Anatoli Tarasov signifie beaucoup pour les amateurs de hockey. Il est justement considéré comme un expert de ce sport. Et les mauvais calculs tactiques ont joué un rôle fatal. Les points perdus peuvent se rattraper, et les déficiences techniques peuvent être éliminées. Mais ré-établir le contact avec les joueurs n'est pas si facile. [...] Un sportif ne sera pas vexé par de la bonne sévérité. Mais, pour être franc, l'entraîneur du club militaire, délibérément ou non, est devenu un dictateur, pas un éducateur sensible et responsable de son équipe. [...] Les joueurs avaient tout bonnement peur de l'entraîneur. Cette peur a progressivement remplacé le respect. Au CSKA, tout le monde connaissait la situation anormale de l'équipe de hockey, mais faisait semblant de ne rien remarquer. C'était le tempérament de l'entraîneur... L'équipe est toujours championne du pays de manière presque permanente. Et ce n'est que cette saison, après avoir perdu six points très importants, que le CSKA a mis les points sur les i."

Une liberté trop arrosée

Après quelques rencontres sans coach, le CSKA nomme Aleksandr Vinogradov comme coach. Du même âge que Tarasov, c'était le hockeyeur avec la plus grande puissance physique dans la première génération du club. Cela n'avait pas empêché son organisme solide de vétéran de souffrir et de perdre du poids quand Tarasov avait commencé à accroître les charges d'entraînement lors de son premier mandat avorté avant l'entrée de l'URSS sur la scène mondiale. Mais les joueurs du CSKA vont mal utiliser cette liberté retrouvée. Le 12 février 1961, alors qu'ils rentrent des "Spartakiades des armées amies" en Pologne (un tournoi entre les clubs militaires des pays du Pacte de Varsovie), les joueurs du CSKA ont tellement arrosé leur victoire que certains d'entre eux arrivent à peine à descendre sur le quai sur le gare à leur retour à Moscou, sous les yeux effarés des supporters et journalistes venus les accueillir. L'image du club est entachée. La saison 1960/61 est menée à son terme, le CSKA gagne tout et reste champion avec une large avance. Mais en juin, Vinogradov est renvoyé, en faisant explicitement référence à l'incident de février.

Marc Branchu

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